Aimer crée un refuge

Entretien

Aimer crée un refuge

Entretien avec David Geselson autour de Doreen

Quelles sont les sources de l’écriture de Doreen ?

Le cadre dramaturgique de Doreen, c’est La Lettre à D. d’André Gorz, où le philosophe – et penseur de l’écologie politique - résume 58 ans d’existence en 60 pages. J’ai puisé aussi dans toute son œuvre, notamment Le Traître, écrit en 1958, une sorte de psychanalyse à livre ouvert, une réflexion géniale et pleine d’humour sur la façon dont on se libère de nos aliénations. Et puis, dans la lignée de ce que j’avais fait pour mon premier spectacle, En route Kaddish, j’ai mené une forme d’enquête : à l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine) où Gorz avait entreposé ses archives personnelles et professionnelles quelques mois avant de se suicider et auprès de proches, qui m’ont raconté de nombreuses anecdotes. Doreen s’est aussi beaucoup nourri de nos échanges avec Laure Mathis. La parole de Gorz, dans Lettre à D., est assez narcissique. Il m’a semblé qu’il fallait redonner la parole à Doreen et montrer le couple. J’ai écrit une réponse de Doreen à Gorz et j’ai demandé à Laure d’écrire des monologues intérieurs, selon la méthode de Kristian Lupa avec qui j’avais fait un stage très inspirant. Ont suivi des allers et retours entre des répétitions et des temps d’écriture en résidence. J’ai ainsi emprunté à Laure des bouts d’histoire personnelle qui collaient par magie avec celle de Doreen. Au final, la pensée politique de Gorz est en arrière-plan dans le spectacle qui porte plus sur l’intime et sur la possibilité d’être au monde en s’aimant.

Quel a été le rôle de Doreen dans le cheminement intellectuel de son mari ?

Gorz, de façon un peu patriarcale, la décrit comme la femme de l’ombre, la documentaliste de son travail. À chaque fois qu’il devait écrire un article, il passait un temps infini à lire tout ce qu’il pouvait trouver sur le sujet et ce, grâce à elle, qui tenait des archives par thème à partir d’articles de presse découpés. Ce travail n’était donc pas du simple secrétariat mais nécessitait une intelligence de la pensée à venir. Gorz dit aussi qu’elle le ramenait au concret tout le temps. Cela rappelle le lieu commun selon lequel la femme est concrète et l’homme est abstrait. Pour moi, cette manière de le ramener dans le concret était une façon de faire naître le calme qui permettait à cet hyper anxieux de penser. J’aime à croire qu’elle le critiquait, qu’elle allait parfois plus loin que lui grâce à un esprit de synthèse plus rapide. Mais je n’ai quasiment rien trouvé sur elle dans les archives, mises à part les photos de cinquante huit ans de vie commune. Au fond ce manque d’informations fut une chance : j’étais libre d’inventer.

Comment les jeunes comédiens que vous êtes ont-ils abordé ces personnages octogénaires ?

On a assumé le fait qu’au théâtre, il suffit de dire qu’on a un âge pour l’avoir. On n’est pas au cinéma et c’est ce qui est merveilleux. Et surtout, je voulais montrer la traversée de ce couple, pas seulement leurs vieux jours. Un homme ou une femme de 80 ans parle pour lui-même, il n’a besoin de rien faire et sur un plateau, il est une histoire à part entière. Lui faire rejouer des moments de sa vie à 25 ans aurait donné au spectacle une teinte nostalgique et pathétique. Laure Mathis et moi avons tous les deux 35 ans et quand on nous voit jouer une crise de couple, on peut y croire. On nous voit vieillir grâce ce que nous disons et pas à travers nos corps. Le spectateur peut projeter sur nous la vieillesse et la vie passée. Il devient ainsi beaucoup plus actif.

« Cela vient rejoindre mon obsession d’un lieu, où construire sa vie et inviter d’autres gens. Cet abri pour la pensée est aussi celui du théâtre. »

Comment avez-vous travaillé sur l’intimité entre le public et les deux protagonistes ? 

Laure et moi partageons un goût très fort pour un parler vrai, loin de tout formalisme, et comme on se connaît bien, on était très intransigeants l’un envers l’autre. On a ouvert aussi régulièrement les répétitions à des amis pour tester la justesse et le naturel de ce rapport de proximité avec le public. C’était difficile parce que le texte est très ciselé même s’il a parfois l’air improvisé. Par ailleurs, ce décor est truffé de secrets et d’objets personnels : la bibliothèque de mes parents dans les années 70, un tableau et une horloge de la grand-mère de Laure, etc. On a ainsi construit un rapport familier avec ce décor où l’on se sent chez nous et qu’on très contents de retrouver. Je pense qu’on transmet ce plaisir aux gens. L’idée de convivialité est au cœur du projet. André Gorz et Doreen Keir ont construit dans leurs maisons successives un petit îlot de résistance amoureux et intellectuel, à l’abri des bruits du monde. Cela vient rejoindre mon obsession d’un lieu, où construire sa vie et inviter d’autres gens. Cet abri pour la pensée est aussi celui du théâtre.

Comment articulez-vous vos rôles d’auteur, de metteur en scène et d’interprète ?

Il faut avoir autour de soi des gens qui savent vous regarder. L’équipe de création, en scénographie, lumière, son et vidéo a été essentielle car ce sont tous des collaborateurs qui contribuent à l’écriture du spectacle. Dans les quinze derniers jours de répétition, j’ai demandé à Elios Noël, comédien et collaborateur de longue date, de prendre ma place. J’ai pu travailler ainsi à la mise en scène, à la fabrication d’images pour créer de la fiction. Cela dit, je me vis beaucoup plus comme un acteur qui écrit que comme un metteur en scène. Mettre en scène de l’intérieur est agréable, cela évite de devoir se mettre à une place de démiurge extérieur. D’ailleurs, la plupart du temps les acteurs savent ce dont ils ont besoin, et souvent bien avant le metteur en scène. 

« En s’aimant, ils avaient le sentiment qu’ils pouvaient se sauver l’un l’autre, se donner un lieu de repli et d’apaisement. Un amour qui permet de penser et de se sentir protégé de la sauvagerie qui nous entoure. »

En quoi est-ce une histoire d’amour exemplaire ?

C’est une histoire qui donne envie d’aimer, de créer un espace commun dans lequel se réfugier. D’autant que ce refuge n’est pas un emprisonnement. Par ailleurs cet amour est râpeux, pas toujours simple. Ils se disputent autant qu’ils s’aiment et cette possibilité de ne pas être d’accord laisse l’autre exister à part entière. Je trouve très beau qu’ils se confrontent l’un à l’autre d’une manière profonde, qu’ils arrivent à vivre ensemble et à passer outre le fait que l’autre est toujours un étranger. Ils le font pour des raisons magnifiques. Gorz dit que leur insécurité fondamentale au monde les a liés. Celle-ci vient sans doute chez tous les deux d’une enfance et d’une adolescence très compliquées : elle, abandonnée très jeune par ses parents et lui, doté d’un père juif et d’une mère dont la famille collaborait avec les nazis en Autriche. En s’aimant, ils avaient le sentiment qu’ils pouvaient se sauver l’un l’autre, se donner un lieu de repli et d’apaisement. Un amour qui permet de penser et de se sentir protégé de la sauvagerie qui nous entoure, cela me semble assez enviable.

Propos recueillis par Olivia Burton en avril 2020